lundi 11 janvier 2016, par Jean-Yves Mas, à lire aussi sur le site du GRDS

[On lira ci-dessous une intervention de Jean-Yves Mas, professeur de SES, discutant l’étude d’Alain Beitone, [« Disciplines scolaires et disciplines savantes »], publiée sur notre site. On pourra lire également, en seconde partie publiée parallèlement, une [réflexion de Jean-Pierre Terrail], du GRDS, qui rebondit à son tour sur le texte de J. Y. Mas et appelle à repenser ce que pourrait être la contribution des sciences sociales à la culture commune des jeunes générations.] À propos de la question épistémologique en SES (Jean-Yves Mas)

Le « nouvel esprit des SES » et le projet fondateur

La récente contribution d’Alain Beitone, consacrée à la question des relations entre disciplines savantes et disciplines scolaires [1], est une excellente illustration de ce qu’on peut désormais appeler « le nouvel esprit des SES ». Alain Beitone est en effet un des inspirateurs de la réforme des programmes de SES qui, en 2010, a remis en cause l’esprit initial du projet fondateur de cette discipline scolaire tel qu’il avait été défini dans le préambule des premiers programmes de 1967 [2]. C’est en effet de cette année-là que datent l’introduction de l’enseignement des SES et la création de la filière B, puis ES, dans les lycées d’enseignement général (on parle aussi de « troisième culture », pour la dissocier de la culture littéraire et de la culture scientifique).

À l’époque, les SES sont un projet d’enseignement qui repose sur des options épistémologiques, didactiques et civiques originales. C’est un enseignement qui ne se définit pas comme une propédeutique à l’enseignement supérieur, mais comme un enseignement de culture générale qui entend croiser les différentes sciences sociales sur des objets ou des thèmes construits par ces dernières. C’est un enseignement qui se veut original sur le plan didactique car il recommande aux enseignants d’avoir recours à ce qu’on appelle les méthodes actives par opposition aux pédagogies magistrales traditionnelles ; enfin, c’est un enseignement civique qui vise avant tout la formation du citoyen et le développement de l’esprit critique des élèves : il s’agit de les initier aux grandes questions économiques, sociales et politiques qui traversent les sociétés contemporaines afin de former des citoyens actifs et capables de participer au débat public conformément à un certain ethos républicain [3].

Depuis sa création, cet enseignement fait l’objet de nombreuses critiques qui portent sur les options décrites ci-dessus et ce qu’on appelle de façon globale son « projet fondateur ». Ces critiques viennent à la fois du monde académique – principalement d’économistes de l’enseignement supérieur ; ce sont celles qui vont être reprises par Alain Beitone et certains de ses collègues – et du monde de l’entreprise – à travers notamment l’Institut de l’Entreprise, un think thank proche du Medef. La réforme des programmes de 2010 s’inspire en grande partie des principes énoncés par la critique académique, critiques qui sont exposées dans la contribution d’Alain Beitone et auxquelles ce présent article se propose de répondre. La première partie de cette tribune sera consacrée aux critiques concernant les options épistémologiques du projet fondateur et notamment au débat entre partisans et adversaires du croisement disciplinaire [4].

Selon Alain Beitone, le projet fondateur et l’esprit des SES s’inscrivent dans un courant misologiste, bien dans l’air du temps, de critique voire de refus des disciplines académiques et universitaires. Cette critique des savoirs disciplinaires, qui eut une certaine légitimité dans les années post-68, participe d’une certaine doxa pédagogique qui, au nom de la critique des disciplines académiques, aggrave les inégalités scolaires, génère de la pédagogie invisible et encourage le relativisme. Ainsi selon lui, « le discours dominant en SES est structuré par le refus de faire de l’enseignement des SES au lycée une « propédeutique » de l’enseignement supérieur, par une prise de distance à l’égard des « savoirs académiques » et des disciplines instituées, par un refus de voir dans les savoirs savants la source de légitimité des savoirs enseignés dans les disciplines scolaires ». Voilà pourquoi la réforme des programmes de 2010 a remis en cause l’approche pluridisciplinaire des faits économiques et sociaux que revendiquait le projet fondateur. Le préambule des nouveaux programmes prône désormais sur une séparation des champs disciplinaires mobilisés par les SES (science économique, sociologie et sciences politiques) [5]. Il importe donc, selon Alain Beitone, que l’enseignement des SES dans le secondaire soit organisé selon la théorie de la transposition didactique et que les enseignants de SES se préoccupent avant tout de la manière dont les savoirs savants vont être transposés et adaptés à l’enseignement secondaire [6].

Nous tenons d’abord à préciser que nous sommes partiellement d’accord avec le point de vue que défendent J.P. Terrail et Alain Beitone sur les dangers des réformes éducatives actuelles qui au nom de l’inter-disciplinarité et de la logique des compétences cherchent à remettre en question les disciplines savantes traditionnelles [7]. Pour autant nous ne partageons pas le diagnostic que porte Alain Beitone sur le projet fondateur des SES et certaines de ses affirmations, notamment celles selon lesquelles les enseignants opposés aux nouveaux programmes de SES seraient hostiles aux « savoirs savants » et aux disciplines instituées, nous semblent plus que discutables [8]. Comme nous l’expliquerons plus loin, Alain Beitone, dans son hostilité au projet fondateur confond deux débats, celui qui porte sur les « disciplines » et leur rôle dans l’enseignement secondaire actuel et celui qui porte sur l’enseignement de l’économie dans l’enseignement secondaire et supérieur.

Les enseignants de SES et les savoirs savants

Rappelons en premier lieu que les enseignants de SES, hostiles aux nouveaux programmes, ont été formés à l’université, où ils ont acquis savoirs et diplômes dans une discipline particulière (l’économie, la sociologie ou les sciences politiques). Ils ont passé les concours de l’enseignement secondaire, qui nécessitent une bonne maîtrise des savoirs disciplinaires. Ils sont parfois aussi qualifiés que certains universitaires (puisque de nombreux enseignants sont titulaires de thèses), et certains d’entre eux enseignent même dans le supérieur. On ne voit pas bien pourquoi « l’esprit des SES » serait a priori hostile au monde universitaire ou remettrait en cause la légitimité des savoirs savants. Les enseignants n’ont pas non plus choisi d’enseigner les SES par penchant pour l’hétérodoxie, mais parfois pour des questions plus prosaïques ou plus matérialistes (salaires plus élevés, faiblesse des postes dans le supérieur, sécurité de l’emploi…).

Ces enseignants ne refusent donc pas par principe le découpage disciplinaire ou les savoirs savants mais ils estiment que l’enseignement de l’économie dans le secondaire, car c’est souvent sur l’enseignement de cette discipline que porte le débat, n’a pas à devenir la copie, même édulcorée, de l’enseignement de l’économie à l’université, tout simplement parce que les publics et les objectifs de l’enseignement secondaire ne sont pas les mêmes que ceux de l’enseignement supérieur. L’objectif de l’enseignement secondaire est de permettre aux élèves, en tant que futurs citoyens et futurs étudiants, d’acquérir une culture générale en sciences sociales et en science économique, celui de l’enseignement supérieur de former des spécialistes. Chaque degré d’enseignement a sa logique et sa spécificité, il est stérile selon nous de chercher à former, ou même de vouloir s’inspirer de ce qui se fait dans l’enseignement supérieur lorsqu’on a en face de soi des jeunes qui ont une connaissance de la société encore embryonnaire. On ne forme pas des élèves qui ont entre 15 et 18 ans, et qui n’ont qu’une heure de cours par semaine en SES en seconde, et au mieux 5 ou 6 en première et terminale, et dont beaucoup ne poursuivront pas un cursus de science sociales ou de sciences économiques, comme on forme des étudiants destinés à passer des masters ou des doctorats dans des disciplines spécialisées. L’objectif des SES est de former des lycéens à une culture économique et sociale, de les préparer à poursuivre des études supérieures ou leur donner envie de poursuivre des études en sciences sociales, et non de former de futurs économistes ou de futurs sociologues. Dire cela, ce n’est en rien renoncer à transmettre des savoirs savants, ni avoir une conception « déficitariste » des élèves, mais cette transmission ne peut se faire sur le modèle de la transposition didactique, qui si on en suit la logique, conduirait à sensibiliser les élèves, dès la maternelle, à la question de l’utilité marginale ou du surplus du consommateur.

La polémique sur l’enseignement de l’économie

Ce que refusent les enseignants hostiles aux nouveaux programmes, ce n’est pas d’enseigner des savoirs savants, mais de considérer qu’il n’y aurait qu’une seule manière légitime d’enseigner l’économie, celle qui est actuellement dominante à l’université, c’est-à-dire de l’enseigner comme une discipline formelle et désincarnée à travers le prisme du seul paradigme dominant et de la seule approche microéconomique. A l’inverse, ils souhaitent faire de l’économie une discipline vivante qui permette de rendre compte de l’évolution des économies contemporaines, comme le permettaient en partie les anciens programmes.

Les anciens programmes, parce qu’ils étaient soucieux du respect du pluralisme des paradigmes étaient aussi exigeants que les nouveaux programmes au sein desquels de nombreuses notions pourtant fort utiles ont disparu. En première, ils commençaient, par exemple, par présenter les différents agents économiques (ménages, entreprises, administrations ) selon l’approche macro-économique classique de la comptabilité nationale que l’on trouve sur le site de l’INSEE. Cette approche macro avait le mérite de définir un cadre global permettant d’identifier les fonctions des principaux agents économiques, les relations qu’ils entretiennent entre eux, et donnait surtout un sens aux notions qui étaient présentées.

Or les nouveaux programmes ont fait disparaître cette approche macro-économique de l’économie et de l’entreprise au profit d’une approche d’inspiration micro-économique (introduction au calcul du consommateur en seconde et en première, au calcul du producteur en première, exposition de la loi des rendements décroissants, exposition formelle de la loi de l’offre et de la demande, étude de l’élasticité ), d’autant plus stérile que les élèves ne possèdent de toute façon pas le bagage nécessaire à un véritable enseignement de micro-économie, notamment en mathématique. Ils sont de plus censés apprendre les fondements micro économiques du comportement des agents (rôle omniprésent du thème des incitations dans tous les chapitres), sans qu’on leur donne vraiment les moyens d’en comprendre le sens, ni l’intérêt de cette approche, dont les programmes ne précisent pas qu’elle repose sur des hypothèses comportementales particulières et discutables (modèle de l’homo economicus). Certes, le premier chapitre actuel reprend les grandes équations macroéconomiques sur le partage de la Valeur Ajoutée, sur l’équilibre ressources-emplois et sur l’approche du PIB « par les produits », mais comme ces équations fondamentales sont présentées comme des réponses aux « grandes questions que se posent les économistes », et sans que ces question soient reliées entre elles, il y a peu de chance pour que les élèves en comprennent véritablement le sens.

Dans le chapitre 2, l’entreprise est abordée sous l’angle de l’analyse micro-économique du calcul du producteur. Elle est présentée de façon désincarnée comme une institution sans acteurs qui combine des facteurs de production substituables en fonction de leurs prix relatifs. Confrontée à la loi des rendements décroissants, elle doit choisir le niveau de sa production en fonction de sa recette marginale et de son coût marginal. Mais la façon dont les entreprises mesurent leur activité n’est abordée que de façon superficielle et les relations sociales au sein de l’entreprise ne sont étudiées que dans le dernier chapitre : quant à la façon dont elles cherchent concrètement à augmenter leur profit et organisent le travail [9], problématiques relativement importantes dans une économie capitaliste, elles ne sont tout simplement plus abordées.

Or, avant d’évoquer la question de la substituabilité des facteurs de production, la loi des rendements décroissants ou la théorie des coûts de transaction, ne serait-il pas plus logique de s’assurer que les élèves sont capables d’identifier clairement les principaux acteurs de l’entreprise ? (et notamment savent ce qu’est une SA, et ne confondent pas dirigeants et propriétaires de l’entreprise), de comprendre comment une entreprise réalise son profit (et pas uniquement sous l’angle micro économique « abstrait » du calcul du producteur) et d’étudier les différentes stratégies de croissance (croissance interne / externe ) qu’elles mettent en œuvre pour les augmenter ?

A. Beitone regrette que « Jamais non plus les grands débats scientifiques autour de la coordination ne sont évoqués. (…) Par conséquent la présence dans le programme des concepts de coordination, de coopération, de hiérarchie, de marché, d’entreprise, des grands débats scientifiques autour de la coordination (plan et marché à partir du débat entre O. Lange et L. von Mises, hiérarchie et marché à travers les travaux de R. Coase et O. Williamson), bien collectif, de bien commun, ne semble évoquer chez les auteurs de manuels (et chez les professeurs ?) aucune problématique d’ensemble, aucun des grands débats théoriques qui traversent les disciplines de référence ». Mais il oublie aussi de préciser que des notions essentielles comme le chiffre d’affaires, les consommations intermédiaires, les économies d’échelle, la profitabilité, la rentabilité, la compétitivité, la concentration et l’investissement des entreprises ont disparu des programmes de première ES. Peut-être faudrait-il s’assurer que les élèves maîtrisent ces notions élémentaires avant d’aborder « les grands débats scientifiques » qui traversent la discipline. Ces questions semblent « aller de soi » pour des enseignants ou des étudiants en économie, elles ne le sont souvent pas du tout pour des élèves qui savent à peine distinguer une entreprise d’une administration. À la limite, le professeur de SES peut même consacrer un chapitre à l’étude de l’entreprise sans en citer une seule.

Notre objectif n’est toutefois pas ici de discuter des mérites et des limites de la théorie micro-économique, qui peut être intéressante, notamment pour illustrer le phénomène des économies d’échelle, mais à condition de la fondre dans un chapitre global et descriptif, qui permette aux élèves de comprendre en quoi consiste l’activité d’une entreprise. Il s’agit ici de rappeler que l’approche micro-économique n’est pas la seule approche possible des phénomènes économiques et qu’elle nous semble globalement inappropriée pour des élèves n’ayant qu’une connaissance embryonnaire des réalités économiques. Ce ne sont donc pas les savoirs « savants » que les enseignants hostiles au nouveau programme refusent d’enseigner, mais une approche de l’économie et de l’entreprise qui ne permet pas aux élèves de comprendre réellement certains mécanismes économiques fondamentaux, ce qui ne veut pas dire non plus qu’il ne faut pas aborder certains débats.

Écrire cela, ce n’est pas avoir une conception « déficitariste » de nos élèves, mais se poser la question du degré d’appropriabilité et d’attractivité des savoirs par les apprenants ne nous semble pas tout à fait inutile lorsqu’on cherche à élaborer un programme scolaire. C’est à l’inverse se montrer soucieux d’une pédagogie explicite et cohérente qui prenne en compte les difficultés d’apprentissage de nombreux élèves qui arrivent en classe de première ES sans trop savoir souvent à quoi correspond cette discipline qu’ils ont à peine eu la possibilité « d’explorer » en seconde.

Le fait social total entre épistémologie et pédagogie

Au-delà de la question de l’enseignement de l’économie, le débat porte surtout sur la pertinence épistémologique et didactique du croisement disciplinaire dans l’étude des faits économiques et sociaux. Or il est parfaitement possible d’être « à la fois » partisan du croisement disciplinaire pour des raisons épistémologiques ou pédagogiques et reconnaître, par ailleurs, la légitimité des savoirs savants.

L’approche pluridisciplinaire des faits économiques et sociaux est justifiée par la proximité et de l’imbrication fréquente des problématiques économiques et sociales. Certes, la sociologie et la science économique se définissent d’abord par leur démarche méthodologique et non par leur objet ; il n’empêche que leur apport est souvent plus important sur certains objets que sur d’autres. Sans en avoir le monopole, les disciplines s’exercent sur des champs d’investigation privilégiés et leur fécondité heuristique dépend souvent du terrain qu’elles investissent. Il y a ainsi une « économie de la famille » ou une « économie de l’éducation », mais la famille et l’éducation restent surtout le terrain privilégié des sociologues ; à l’inverse, il existe une « sociologie de l’innovation » ou « une sociologie de l’emploi » mais l’emploi et l’innovation sont traditionnellement plutôt étudiés par les économistes. Il existe enfin de nombreux terrains, objets ou institutions communs qui sont investis à la fois par les sociologues et les économistes comme la consommation, le travail, l’entreprise, les inégalités sociales, le chômage.

Sociologues et économistes connaissent des enjeux de territoires et n’hésitent pas à faire parfois des incursions sur le terrain du voisin ; ainsi les économistes investissent-ils des objets sociologiques, notamment lorsque les théoriciens du choix rationnel s’intéressent à l’action collective. à l’inverse, des sociologues s’intéressent à des pratiques économiques, quand ils analysent ainsi les logiques sociales de l’échange. Ces disciplines ont donc vocation à dialoguer et à s’enrichir mutuellement car elles s’intéressent aux mêmes objets et que les savoirs qu’elles produisent sur ces derniers sont souvent complémentaires. Ce que reconnaissent par ailleurs explicitement les nouveaux programmes qui renvoient en fin d’année l’étude de certains thèmes sous l’angle des « regards croisés » ; mais ils le font de façon artificielle et marginale alors que ces thèmes pourraient très bien être intégrés à d’autres chapitres du programme sans qu’il soit nécessaire de leur consacrer un chapitre particulier.

Il n’est par ailleurs pas étonnant que ces disciplines partagent parfois les mêmes objets, puisqu’elles sont nées de la volonté commune de comprendre les mécanismes et les dynamiques qui ont bouleversé les sociétés occidentales à partir du XVIème siècle. Ces bouleversements ont été à la fois de nature économique, sociale et politique. Les questions engendrées par la révolution industrielle, le changement social et l’émergence des sociétés démocratiques sont intrinsèquement liées. Les interactions entre les faits économiques, politiques, sociaux et écologiques sont telles qu’il est souvent vain de chercher à étudier un de leurs aspects sans évoquer les autres, comme le montre par exemple l’analyse de la crise actuelle ou celle des conséquences du changement climatique.

Économie et sociologie partagent aussi une même volonté d’expliquer certains comportements humains, mais elles le font à partir d’hypothèses anthropologiques différentes. L’économie s’intéresse surtout aux effets produits par l’agrégation de comportements égoïstes alors qu’à l’inverse la sociologie privilégie plutôt l’impact de la socialisation dans l’explication de ces comportements. Le développement de la sociologie doit par ailleurs beaucoup à la crainte et à l’inquiétude générées par le développement de l’éthique utilitariste et de l’individualisme au XIXème siècle [10]. L’économie et la sociologie entretiennent donc des liens quasi-incestueux, puisqu’elles posent la question de l’origine de certaines pratiques humaines, même si les schèmes d’intelligibilité qu’elles proposent reposent sur des hypothèses anthropologiques différentes. Il est donc tout à fait cohérent de chercher à confronter et à faire dialoguer ces disciplines lorsque le thème étudié s’y prête.

Il est de toute façon erroné de prétendre que les SES souhaitent s’affranchir des savoirs savants ou du monde académique, puisqu’au contraire cet enseignement s’inscrit dans une tradition intellectuelle et épistémologique riche et féconde qui a pour ancêtre Emile Durkheim, Marcel Mauss, Claude Levi Strauss, Fernand Braudel et plus près de nous Pierre Bourdieu qui, tous, se réclament d’une épistémologie du fait social total. Pierre Bourdieu considérait la sociologie comme une véritable science mais il était par ailleurs favorable au croisement disciplinaire tel qu’il est défini par le projet fondateur des SES [11]. Le croisement disciplinaire a donc ses défenseurs y compris à l’université et de nombreux chercheurs, économistes et sociologues, comme Bernard Lahire, André Orléans, Thomas Picketty ou Stéphane Beaud, ont critiqué les nouveaux programmes. Rappelons par ailleurs que la plupart des nouveaux paradigmes apparus en sciences sociales depuis les années 70 (école de la régulation, le MAUSS, l’école des conventions..) reposent sur une approche pluridisciplinaire des faits sociaux et que pour certains universitaires, ce ne sont pas les SES qui doivent copier la façon dont l’économie est enseignée à l’université mais, à l’inverse, l’enseignement de l’économie à l’université qui devrait s’inspirer de l’enseignement des SES.

Il n’y a donc pas d’un côté les SES, discipline « turbulente » de l’enseignement secondaire qui cherche à s’émanciper des savoirs savants et de l’autre l’enseignement légitime de l’économie à l’université qui repose sur l’enseignement des véritables savoirs, mais bien un débat qui concerne la science économique et son enseignement dans son ensemble, débat qui oppose dans l’enseignement supérieur comme dans l’enseignement secondaire, les partisans du paradigme « mainstream », et ceux qui contestent sa domination, domination qui a autant à voir avec son poids institutionnel qu’avec sa fécondité heuristique. Or dans son article Alain Beitone n’évoque à aucun moment les polémiques sur l’enseignement de l’économie à l’université, comme si ce débat ne concernait pas l’enseignement secondaire. On peut donc être partisan du projet fondateur, et reconnaître la légitimité des savoirs savants, à condition de ne pas considérer que ces derniers doivent être uniquement issus en économie du seul paradigme dominant, et de ne pas masquer que ces savoirs, même s’ils sont « savants », sont l’objet de débats et de critiques.

Cloisonnement disciplinaire et pédagogie invisible, l’exemple du thème de l’entreprise dans le programme de première

Nous ne comprenons pas très bien non plus au nom de quel principe épistémologique ou didactique, l’enseignant qui fait étudier à ses élèves tel ou tel aspect de la société devrait se priver de l’apport des sciences sociales lorsqu’il étudie plutôt un thème économique, ou à l’inverse des apports de la science économique sur un objet sociologique, ni pourquoi on devrait morceler les savoirs, lorsque des éclairages complémentaires sont possibles et peuvent favoriser les apprentissages des élèves. À partir du moment où l’enseignant distingue explicitement sur un thème les facteurs économiques et les facteurs sociaux, les apports de la sociologie et ceux de la science économique, le croisement disciplinaire ne génère pas plus de pédagogie invisible qu’une approche strictement disciplinaire des faits étudiés. En effet, on peut très bien accepter et reconnaître la légitimité des disciplines académiques et souhaiter pourtant croiser les regards et les savoirs parce que cette démarche s’avère plus riche et plus stimulante sur le plan pédagogique. Sur bien des points, l’enseignant doit souvent aller un peu plus loin que les indications officielles afin de mettre en place une progression pédagogique explicite qui permette de remédier aux lacunes et aux omissions des nouveaux programmes.

L’entrée par les disciplines préconisée par les nouveaux programmes s’est traduite concrètement par un appauvrissement culturel de la formation des élèves. On peut ainsi s’étonner de la disparition de toute perspective anthropologique dans les programmes de SES puisque l’étude de la famille et de ses différentes formes, thème pourtant très attractif auprès des élèves, a disparu des programmes de seconde, que l’étude de la culture n’est plus au programme de première et qu’il n’est plus possible non plus d’évoquer la théorie du don dans le chapitre consacré au marché en première [12]. De même que nous ne comprenons pas en quoi proposer une analyse sociologiques de textes classiques de la littérature française du XIXème siècle en SES, serait source de pédagogie invisible, comme le suggère Alain Beitone qui écrit : « le professeur de SES qui fait étudier un extrait de Zola ou de Balzac à propos des classes sociales est doté, lui, d’une grille de lecture sociologique pour en rendre compte, alors que pour une bonne partie des élèves, l’impression prévaudra « qu’aujourd’hui en SES on a fait du français » ». Il nous semble qu’à l’inverse faire des ponts entre les disciplines, c’est aussi donner aux élèves la possibilité de relier les différents savoirs et leur donner un sens ; c’est aussi favoriser leur ouverture culturelle et leur curiosité intellectuelle, et montrer en quoi toutes les disciplines de l’enseignement secondaire participent à cette formation intellectuelle et culturelle. Faut-il, par exemple, arrêter d’enseigner le calcul et l’utilisation des taux de variations, des valeurs relatives ou des indices, qui sont des outils indispensables en SES, sous prétexte que les élèves risquent de penser qu’en SES « on fait des maths » ? L’approche pluridisciplinaire des faits économiques et sociaux est donc justifiée à la fois sur le plan épistémologique et sur le plan didactique.

A l’inverse, c’est le cloisonnement disciplinaire qui, en proposant des analyses partielles des phénomènes étudiés, risque de nuire aux apprentissages et d’être source de savoirs implicites comme nous allons le montrer en analysant la façon dont est traité le thème de l’entreprise dans les programmes de première ES.

En première, l’entreprise est abordée dans le premier chapitre, sous l’angle de la diversité des modes de production, la notion de profit apparaît elle aussi dans ce chapitre à travers l’étude du partage de la valeur ajoutée ; puis l’entreprise est abordée dans le second chapitre à travers le calcul du producteur. Dans ce chapitre on demande aux enseignants de présenter les différentes entreprises et d’évoquer leur indicateur d’activité, mais sans que cela n’apparaisse comme le cœur du chapitre. Dans le chapitre 3, les entreprises sont abordées sous l’angle de l’offre globale sur un marché (marché sur lequel il n ’y a jamais de problème de débouchés). Le financement de l’entreprise, quant à lui, peut être vu dans le chapitre 4 (monnaie et finance), et enfin dans le dernier chapitre du programme sont abordées les relations sociales au sein de l’entreprise sous l’angle de la théorie des coûts de transaction.

Or il nous semble que sur ce thème, il serait plus simple de regrouper l’ensemble des savoirs évoqués dans un seul chapitre, chapitre qui présenterait les différents types d’entreprises, leurs principaux acteurs, la mesure de leur activité et les stratégies qu’elles peuvent suivre pour augmenter leurs profits. Bref, évoquer les dimensions juridique, comptable, financière, sociale et économique des entreprises dans un même chapitre, quitte à ce que certains problèmes soient approfondis dans des chapitre spécifiques, nous semble plus cohérent et plus efficace en terme d’apprentissage, que de distiller des éléments de savoirs tout au long de l’année. Quel sens donne-t-on aux apprentissages lorsqu’on construit un programme scolaire qui ne donne que des informations partielles sur les thèmes étudiés et laisse aux élèves le soin de les rassembler pour leur donner un sens ? On peut, par exemple, légitimement se demander si ce n’est pas plutôt le cloisonnement disciplinaire qui est source de savoirs implicites, puisque seuls les élèves qui savent déjà comment fonctionne une entreprise vont pouvoir par exemple, comprendre l’intérêt du calcul du producteur. Autrement dit, vouloir analyser les faits sociaux dans leur globalité, lorsque cela s’y prête, est beaucoup plus stimulant en terme d’acquis cognitifs et souvent plus cohérent en terme de progression pédagogique et d’exposition des savoirs que d’aborder certains items du programme de façon parcellaire.

Partir des « objets » ou de « thèmes » est de toute façon indispensable dans un enseignement de sciences sociales à vocation généraliste [13], et lorsque les savoirs disciplinaires aident les élèves à mieux comprendre certaines problématiques, il est cohérent de les rassembler pour en proposer une analyse globale, plutôt que d’en rejeter tel ou tel aspect, sous prétexte que cela risque de produire des savoirs implicites. Il ne s’agit pas pour autant de pratiquer un enseignement pluridisciplinaire par principe ou par refus du découpage des savoirs, mais tout simplement parce que, en science sociales sur certains thèmes, les savoirs sont complémentaires et qu’il permettent une approche plus rigoureuse et plus cohérente de la réalité sociale. Du reste, tous les thèmes du programme de première ne se prêtent pas à une approche pluridisciplinaire ; nous sommes pour notre part, favorable à une ré-écriture des ces programmes selon un découpage qui permette de distinguer clairement, comme dans les anciens programmes, les dimensions économiques, sociales et politiques des sociétés contemporaines. Mais rien n’interdisait alors, de parler des approches anthropologiques du marché ou de la monnaie dans l’analyse des liens marchands, des inégalités économiques et de leur mesure dans la partie sur les liens sociaux, ni des politiques économiques dans une troisième partie sur le rôle de l’État.

Voilà pourquoi être favorable au croisement disciplinaire ne signifie en rien être hostile aux savoirs savants ; c’est au contraire vouloir les confronter, les faire dialoguer, et montrer en quoi ils peuvent être complémentaires afin d’enrichir la culture de nos élèves. Ce n’est pas non plus proposer des analyses exhaustives des faits économiques et sociaux, mais vouloir les analyser de façon globale et cohérente. Enfin, se revendiquer d’un enseignement pluridisciplinaire, ce n’est pas non plus refuser les disciplines, puisque pour les partisans du projet fondateur, les S.E.S. correspondent tout fait à la conception des disciplines que propose J.P. Terrail : « une discipline est donc tout autre chose qu’une masse d’informations qu’il s’agirait d’inculquer aux élèves. C’est un outil de la pensée, une puissance d’interprétation. C’est l’ensemble constitué d’un objet, mais surtout et inséparablement du point de vue sous lequel on interroge cet objet et des méthodes d’investigation adéquates, point de vue et méthodes permettant seuls de produire une intelligibilité au moins partielle de l’objet » [14]. Contrairement à ce qu’affirme Alain Beitone, les SES sont bien une discipline à part entière que les partisans du projet fondateur ont appris à défendre contre les multiples attaques dont elles sont victimes depuis leur création !

Voir en ligne : Disciplines scolaires et disciplines savantes. Enjeux pour la formation des maîtres et la formation des élèves. L’exemple des SES

[1] Beitone A., « Disciplines scolaires et disciplines savantes », en ligne sur le site du GRDS 09-2015.
[2] Les programmes de 1967 sont consultables sur le site de l’APSES.
[3] Sur ce point , on peut se reporter à l’excellent article de C. Laval, L’ esprit des SES et l’éthique républicaine (1996), en ligne sur le site de la revue IDEES.
[4] Cloé Gaubert, La séparation disciplinaire dans les programmes de SES : un enjeu pour les sciences sociales – La perception du combat pour l’APSES, l’AFEP et PEPS-Economie, en ligne sur le site de l’ APSES.
[5] Notons toutefois que le croisement disciplinaire n’a pas complètement disparu puisqu’en fin de programme de première et de terminale, une partie intitulée « regards croisés » propose des items communs à l’économie, à la sociologie et à la sciences politique.
[6] Voir l’article de J. Lawruszenko, I. Martinache et J-Y Mas « 1967-2010, la démarche des SES en question » dans l’ouvrage collectif (direction de E. Le Nader, M. Galy et P. Combemale) Les SES, histoire, enseignement, concours, Édition La Découverte, Paris, 2015.
[7] J.P. Terrail Les enjeux cachés de l’interdisciplinarité au collège, en ligne sur le site du GRDS.
[8] Le débat ici présent ne recoupe pas le clivage débat entre républicains et pédagogues, l’auteur de ces lignes comme par ailleurs AB, ne se reconnaissant dans aucune de ces mouvances, ce débat concerne avant tout l’enseignement des SES et son extrapolation à d’autres disciplines scolaires ne nous semble pas forcément pertinente.
[9] L’organisation du travail était étudiée en seconde et en terminale dans les anciens programmes. Ce thème, qui pourtant intéressait les élèves et permettait une mise en perspective historique de l’organisation productive a disparu des programmes de ES.
[10] Comme le montre Christian Laval dans L’homme économique (NRF/ Gallimard) et dans L’ambition sociologique (folio). Les autres ouvrages de cet auteur, ancien professeur de SES, illustre de façon exemplaire la complémentarité des différentes sciences sociales.
[11] Voir notamment son intervention au stage de l’ APSES en 1998 en ligne sur le site de l’ APSES.
[12] Ce que pourrait regretter Jean Pierre Terrail lorsqu’il écrit « Pour lutter contre le racisme, pour ne prendre que cet exemple, la valorisation du vivre ensemble, l’invocation au respect d’autrui, les affirmations concernant l’unité de l’espèce humaine risquent fort de peser de peu de poids tant que les élèves n’auront pas été confrontés serait-ce a minima aux travaux de la biologie génétique, de la paléontologie humaine, de l’anthropologie culturelle, de l’histoire et de la sociologie des rapports inter-ethniques. La question posée par l’impératif de la lutte contre le racisme est donc celle de la programmation de ces disciplines, qui peuvent chacune éclairer un aspect de la question, dans le cursus secondaire ». (Les enjeux cachés de l’interdisciplinarité au collège, en ligne sur le site du GRDS).
[13] On imagine mal un programme dans le secondaire qui serait de type « histoire de la pensée », ou découpé comme à l’université par sous-champs disciplinaires (économie internationale, économie financière, micro-économie.. ou sociologie de la famille, puis sociologie de l’éducation …).
[14] Les enjeux cachés de l’interdisciplinarité au collège, J.P. Terrail, en ligne sur le site du GRDS.

Facebooktwittermail